Le muret - Souvenirs
Ma foulée s'allonge tandis que j'amorce la descente. Emportée par les Beach Boys mais surtout guidée par ma déshydratation, mon coeur s'emballe. Il ne m'aura pas fallu longtemps avant de prendre à nouveau conscience des exigences estivales. Courir à dix heures en juillet, c'est déjà trop tard. Le soleil assaille notre peau, nos cheveux. Sa chaleur étouffe parfois nos espoirs.
La place du village est déserte. Même les bancs qui accueillaient ces vieillards un peu alcooliques sont vides. Peut-être que ces laissés pour compte, ceux dont on disait qu'ils n'avaient plus à rien à raconter sont allés vers leur ultime destination, la mort. Je n'en sais rien, ça fait tellement longtemps que je ne suis plus revenue en ces lieux. Peut-être que demain et après-demain, cette place hébergera pour quelques heures, les fidèles aux parties de pétanques. Parce qu'après tout, c'est enfin le week-end. Canicule ou non, ils seront là, jeunes et moins jeunes.
J'arrive à la fontaine à eau et frénétiquement, je la fais tourner, espérant qu'elle fonctionne encore pour soulager mon organisme durant cette épopée caniculaire. Tandis que je me rafraîchis, je replonge en enfance...
* * *
Wouldn't be nice if we were older
Then we wouldn't have to wait so long
* * *
Après nos tours infinis du stade, assoiffés, après le cours de sport, nous traversions la route. Je me souviens de cette sensation, du calvaire que représentaient ces ultimes marches. Les plus rapides aimaient bien faire tourner la fontaine en attendant les autres. Nous buvions tous une gorgée avant de traverser la place pleine de gravillons qui avaient égratigné nos genoux. En sachant très bien que la libération approchait, nous rejoignions notre salle de classe. 16h30, le week-end, la fête du village. Nous n'avions que cela à l'esprit. Ce sentiment d'éternité, on avait l'impression qu'il nous poursuivrait à jamais, même si nous ne comprenions pas vraiment ce qui faisait dire à nos parents que le temps passe vite, qu'il faut profiter, que "oh non c'est déjà fini".
16h30, le portail s'ouvrait largement, laissant le flot d'enfants se déverser sur une place déjà inondée de parents. On nous avait bien dit maintes et maintes fois de pas courir mais même les jumeaux, fils et fille de l'ancienne directrice allongeaient leur foulée. Tout le monde était sens dessus dessous. Mis à part quelques parents qui s'en plaignaient - "tu as vu dans quel état tu es" - on ne remarquait pas ces cheveux emmêlés, cette veste à l'envers, cette tâche de terre sur le pantalon. Pressés par l'appel grisant de la liberté, on se bousculait.
* * *
La dernière fois que j'ai traversé cette place en quittant l'école, c'était en marchant.
J'avais comme la plupart des élèves de CM2, les larmes aux yeux. Sans trop savoir pourquoi. Pourquoi le maître ne nous avait pas appris quel mot mettre sur ces émotions ? Savait-il lui-même le faire ?
Ma gorgée était serrée, un petit noeud comprimait mon coeur tandis que mes lèvres tremblotaient. Inarrêtables sanglots. Violente tristesse inattendue.
* * *
Maintenant, je crois être capable de mettre des mots dessus. Ce n'était que le début de la nostalgie, celle d'une enfance que l'on quitte.
Les platanes dont on s'amusait à enlever les écorces,
La terre avec laquelle on jouait,
Le ballon en mousse qui faisait tout de même résonner le papier de basket,
Les haies où nous nous cachions pour échanger nos précieuses cartes Pokémon,
Le préau où d'endiablées parties de 1,2,3 soleil se déroulaient les jours de pluie,
La goulotte où nous nous amusions avec de simples billes.
* * *
Aujourd'hui, je n'aurais plus besoin de m'appuyer sur la fontaine pour monter sur le muret qui sépare l'innocente place de l'enfance de la violence de la route. Tout allait si vite sur cette large chaussée appartenant aux adultes qui se croyaient tout permis. Pourtant attirés tantôt par l'une tantôt par l'autre, nous ne basculions jamais et jouions aux équilibristes sur ce large rempart.
Quelques parents en étaient effrayés mais plupart continuaient de discuter en portant un regard inattentif à leurs enfants, celui dicté par leur bonne conscience. D'autres abandonnaient leurs futiles conversations pour aller tenir la main de quelques marmots.
Je laisse la marche sur ce muret à la saveur de l'enfance, avec mon grand âge, m'y aventurer serait éprouver cette fameuse déception, celle qui survient lorsque désespérément, on essaie de retrouver des sensations propres à l'enfance. Notre regard nouveau vient tout gâcher...
L'immense devient la norme, l'exaltant devient le ridicule. Les émotions ont perdu de leur éclat, on rationalise tout. Et puis, pour tout vous dire, je crois bien avoir tranché, j'ai abandonné, non sans regrets, ma prunelle enfantine, laissant la place de l'école pour rouler frénétiquement sur l'autoroute des adultes. Alors non merci mais je ne monterai pas sur ce muret.
* * *
Parfois la nostalgie s'empare de moi, je regarde de temps en temps dans mon rétroviseur et souvent je m'arrête. Marche sur un muret nouveau, plus haut. D'un côté des platanes aux feuilles qui, au gré des saisons se retrouvent tantôt jonchées sur le sol tantôt fermement accrochées sur les branches de l'arbre solide. De l'autre côté, six mètres de vide.
En grandissant, j'ai eu besoin de prendre de la hauteur pour que l'exaltation survienne.
* * *
On n'avait pas le droit de monter sur le muret et quand on le faisait, on avait l'impression de ressentir la vie un peu plus fort, intensément. Sous prétexte de sécurité, on nous a interdit un des fondamentaux, une saveur exaltante, le piment de la liberté.
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